Le Congrès américain s’attaque aux GAFAM

Le comité de la Chambre des Représentants chargé de la justice vient de passer six projets de loi renforçant les pouvoirs des procureurs, de la FTC et du DoJ en matière d’antitrust et s’attaquant aux positions monopolistiques des géants du numérique. Et quand bien même les textes semblent mal ficelés, c’est déjà une petite révolution en soi.

Après des années de bienveillance à l’égard des géants du numérique, le pouvoir politique américain prend un tournant. Le comité chargé de la justice à la Chambre des Représentants a adopté six textes bipartisans chargeant frontalement les GAFAM, à grands coups de régulation des fusions-acquisitions et de mesures anti-trust. Les deux premiers projets de loi sont à portée générale. Le premier, le Merger Filing Fee Modernization Act, vient renforcer les moyens dont disposent la FTC ainsi que la branche antitrust du Department of Justice.

Des moyens destinés à « faire appliquer les lois antitrust en augmentant les frais de dossier sur les transactions les plus importantes tout en réduisant les frais de dossier sur les transactions plus petites » indique le résumé du texte. Dans le détail, le budget de la FTC serait ainsi porté à 418 millions de dollars, contre 350 actuellement, quand celui du DoJ passerait de 188 millions à 250 millions de dollars.

Anti-trust

Le second texte à portée générale entreprend de résoudre un point particulièrement technique. Le State Antitrust Enforcement Venue Act s'assure que « les procureurs généraux des États qui portent des affaires antitrust devant un tribunal fédéral ne subissent pas de retards ou de coûts plus élevés en raison du transfert de ces affaires vers un autre lieu ». En effet, l’une des techniques préférées des avocats des entreprises suspectées d’abus de position dominante consiste à faire transférer les dossiers montés par le procureur de tel Etat vers un autre Etat, où les tribunaux sont plus favorables.

Ici le projet de loi permet aux procureurs de conserver les procédures dans le district dans lequel ils ont porté plainte, en diminuant les voies de recours possibles par les accusés pour obtenir le déplacement de l’affaire vers, au hasard, la Californie ou encore la Pennsylvanie.

Les quatre autres projets de loi visent quant à eux spécifiquement les « Big Techs ». L’Augmenting Compatibility and Competition by Enabling Service Switching Act, ou ACCESS, donne à la FTC de nouvelles compétences et outils portant sur l’interopérabilité et la portabilité des données en ligne, à l’instar de notre réglementation européenne sur la question. Le Platform Competition and Opportunity Act va quant à lui interdire aux grandes plateformes en ligne de « s'engager dans des fusions qui élimineraient des concurrents, ou des concurrents potentiels, ou serviraient à accroître ou à renforcer le pouvoir de monopole ».

Démanteler les GAFAM

Le American Choice and Innovation Online Act reprend quant à lui le principe d’une concurrence équitable sur les marchés numériques, en interdisant aux plateformes dominantes de « favoriser leurs propres produits ou de fausser le marché d'une autre manière par un comportement abusif en ligne ». Dans sa droite lignée, l’Ending Platform Monopolies Act permet à la FTC et au DoJ de prendre des mesures pour empêcher les plateformes dominantes d'exploiter leur pouvoir de monopole pour fausser la concurrence. Dit « break-up bill », ce texte autorise dans les faits le pouvoir judiciaire à démanteler les grandes plateformes en ligne en leur interdisant de posséder une activité qui exploite ladite plateforme. Publicité et moteur de recherche chez Google par exemple, ou encore App Store et Apple Music du côté de la marque à la pomme.

Le président du comité judiciaire de la Chambre, le démocrate Jerrold Nadler, s’est amplement réjoui de l’adoption de ces textes, dont il assure qu’ils « limitent les abus anticoncurrentiels » et « uniformise les règles du jeu pour les innovateurs et les entrepreneurs ». Le processus législatif est loin d’être achevé, les projets de loi doivent désormais être examinés par les deux chambres, mais c’est un premier pas… Un premier pas qui risque toutefois de ne jamais avoir les effets escomptés.

Un coup d'épée dans l'eau historique

En effet, les textes tels qu’ils ont été écrits sont loin d’être parfaits et laissent suffisamment de vide juridique que les legal councels des grandes plateformes s’empresseront d’exploiter. L’Ending Platform Monopolies Act se concentre ainsi sur de potentiels conflits d’intérêt entre « lignes d’activités »… sans toutefois définir ces dernières. Ce qui laisse toute latitude à une entreprise pour expliquer que différentes activités font partie d’une seule et même ligne. De même, le Platform Competition and Opportunity Act n’empêche pas les fusions, mais dresse une série d’obstacles qui consisteront pour les géants à démontrer que leurs rachats ne sont pas en concurrence avec eux. Ce qui va amplement dépendre de l’interprétation des activités de chacun et de la notion de concurrence.

Il reviendra, si les lois passent le Congrès, à chaque régulateur de définir très précisément les différents termes que la législation laisse vagues. Quitte à ce que certaines instances ne se contredisent, voire que leurs interprétations ne finissent invalidées par la Cour Suprême. En clair, les textes n’empêcheront probablement pas, ou peu, les géants de poursuivre leurs pratiques anti-concurrentielles et leurs abus de position dominante.

Et pourtant, ce vote du comité est historique aux yeux de nombreux observateurs des politiques publiques outre-Atlantique. D’une part car les projets de loi sont bipartisans et de l’autre parce que c’est la première fois depuis 1996, le Telecom Act et la restructuration forcée AT&T, que le Congrès entreprend de démanteler des géants en situation de monopole. Certains ajoutent même qu’il s’agit là de la première attaque réelle du pouvoir législatif américain à l’encontre de la concentration dans le secteur privé depuis 1970.